Est-ce qu'écrire des scénarios vous rend heureux ? - Eric Heisserer (Premier contact, Shadow and bone, The thing...)

"Est-ce qu'écrire des scénarios vous rend heureux ?

Scénariste est un métier épuisant. On n'en a jamais vraiment fini avec le travail. C'est un peu comme être facteur. Il y a toujours plus de courrier qui vous attend. Il est donc important de faire le point de temps en temps et de se demander : Est-ce que cela m'apporte de la joie?  

Est-ce que j'en retire une certaine catharsis, un peu d'endorphine ? Pouvons-nous survivre aux échecs? Combien de fois? Peut-on guérir après l'abandon d'un projet et tomber amoureux d'une nouvelle histoire, encore et encore? 

 

C'est une question difficile à laquelle on est souvent confronté dans ce métier. Parfois, c'est avec nos propres bébés, nos scénarios on spec. Parfois, c'est avec nos "enfants adoptés", des commandes. Mais l'amour du projet doit toujours être là. Parce que vous savez quoi ? Un lecteur peut sentir si vous aimez les personnages que vous écrivez. On le sent.

 

La vérité est que vous travaillerez pendant des mois sur un projet, réécrivant les dialogues et testant des scènes, des thèmes et des émotions. Et au final : pas de mise en production. Fini.

 

Puis, un mois, un an ou cinq ans plus tard, après une douzaine d'autres projets ratés et une ou deux réussites partielles, vous recevrez un appel à propos d'un précédent projet. Et alors ça repart, et vous vous remettez au travail. Vous apprenez davantage. Vous bricolez à nouveau. Vous testez. Et ça ne fonctionne toujours pas. C'est comme si vous jouiez à un jeu vidéo incroyablement difficile, avec une manette qui vous enverrait du courant à chaque fois que votre personnage meurt. 

 

Il arrive par exemple que l'on embarque dans le projet de quelqu'un d'autre, que l'on y consacre des mois de travail, tout en sachant que l'on pourrait écrire notre projet personnel à la place. 

Seuls la passion et l'endurance vous permettrons de rester accroché à votre projet personnel sur le long terme. C'est un intense niveau d'épuisement. J'ai travaillé sur STORY OF YOUR LIFE (Arrival, réalisé par Villeneuve) pendant cinq ans.


Je suis extrêmement chanceux d'être resté jusqu'au bout le seul scénariste du film. J'en ai fait 89 versions. D'ici à ce que le tournage soit terminé, j'en aurai peut-être fait 100. Certaines versions se ressemblent, d'autres modérément modifiées, et beaucoup sont complètement différentes. On vous demandera de changer le nom de votre personnage. Son sexe. Sa profession. Ses relations. Sa tenue vestimentaire. Si vous êtes passionné par une scène, vous vous battrez pour qu'elle reste là, mais vous ne pourrez pas l'emporter à chaque fois. Et parfois vous ne pouvez pas gagner de toute façon parce que le nom du personnage n'a pas été approuvé par le service juridique. Ou la star veut un changement. Ou le décor ne convient pas. Pendant ce temps, votre travail est lu par des centaines de personnes, et il continu à se modifier (parfois énormément) pendant la production et la diffusion. Et vous vous retrouvez avec un produit dont le grand public croira que vous l'avez écrit tel quel, quelle que soit la réalité. Cela peut être difficile et vous hanter. 

 

Récemment, j'ai assisté à une projection de The thing (2011) que j'ai écrit. J'ai été inondé de souvenirs par rapport à ce que j'aimais passionnément au tout départ. Les réalisateurs souffrent aussi de cela, mais parce qu'ils débutent avec l'histoire déjà écrite, ils ont tendance à modifier plus facilement les choses pour que les choses se concrétisent. Et au final, vous ne pouvez pas vous en plaindre parce que, par la grâce d'un dieu bienveillant, vous avez réussi à écrire un film et votre nom y figure quelque part, nom d'un chien. Mais vous devez aussi admettre que le résultat ne ressemblera pas exactement à ce que vous aviez en tête. Que vous le vouliez ou non, vous pouvez - et serez - remplacé. Même sur quelque chose dont vous êtes le créateur à la base. Et ça fera mal. 

 

Donc, rappelez-vous de faire ce qui vous apporte de la joie. Prenez plaisir à faire les choses. Guérissez. Devenez fort. Pour pourvoir surmonter les épreuves à nouveau. 

 

Mes blessures sont les 51 scénarios que j'ai écrits, dont la plupart sont morts bien avant d'avoir vu un écran. C'est un travail étrange, différent des autres métiers de l'écriture, parce qu'il intervient pendant une phase d'un processus créatif plus large. 

 

Le public ne lit pas de scénarios. Le public va voir des films. Et parce que nous sommes au départ du processus, avant que le film ne monte dans le train de la production et de la sortie, c'est la phase la plus volatile. C'est comme si vous habilliez votre enfant pour un voyage et que pendant que vous choisissez les vêtements, la destination change 12 fois pour des endroits différents. Et il pleut. Ça peut vous rendre fou. Mais c'est aussi le moyen le moins risqué d'arriver à la meilleure version d'une histoire. Parfois, il faut explorer pour voir où ça mène. 

 

Et la rémunération est finalement bonne, ce qui aide, parce que oui c'est en grande partie un travail ingrat. Encore une fois, trouvez du plaisir. Vraiment. 

 

D'autres s'attribueront le mérite de votre travail. D'autres vous reprocheront une mauvaise écriture qui n'est en fait pas la vôtre. D'autres vous oublieront complètement. Et surtout, tout le monde décidera quel genre de scénariste vous êtes en fonction de ce qu'ils pensent que vous avez écrit. Cela peut être difficile, aussi. Par exemple, j'ai coécrit un film d'animation. J'ai écrit du fantastique, du drame, de l'action, de la romance, du thriller, de l'horreur et même de la comédie. Ça n'a pas d'importance. 

 

Alors continuez à trouver la joie. Continuez à aimer à nouveau vos histoires. Et de temps en temps, vous écrirez quelque chose que le monde verra. Vous créerez cette connexion. Peut-être que ça se fera parce que vous réaliserez le film. Peut-être que ça arrivera parce que vous aurez changé de média. Mais ce sera hautement thérapeutique, croyez-moi.

 

Trop de mes amis - des gens qui sont de bien meilleurs scénaristes que moi - se sont fait virer de leurs projets pour des raisons absurdes et stupides. Cela me brise le cœur de les voir arrachés à ce dont ils s'occupaient si bien, et cela doit être cent fois pire pour eux. Mais je suis aussi inspiré par leur capacité à se relever et à vivre pour raconter une autre histoire. Pour retourner sur le terrain. 

 

Voilà. Restez passionné. Mais attention, ne pensez jamais que vous avez vraiment "fini " avant la diffusion ou la première en salle. Et récompensez-vous de temps en temps. Oh, et enfin : soyez sympa avec vos collègues scénaristes. Je le pense vraiment. Nous sommes tous dans le même bateau. Même lorsque vous êtes en concurrence les uns avec les autres, respectez vos confrères scénaristes."

Source : thread twitter de Eric Heisserer à suivre ici



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