Idéologie et oeuvres culturelles - Yuval Noah Harari


Comment les 3 branches idéologiques (libérale, socialiste et évolutionniste) qui caractérisent notre culture humaniste définissent-elles la valeur des oeuvres? La vision libérale de l'art vaut-il mieux que la vision socialiste? Tout art est-il nécessairement politique? L'art est-il intrinsèque à l'oeuvre ou dans les préjugés idéologiques de celui qui la regarde? J'aime beaucoup cet extrait du livre Homo Deus de Yuval Noah Harari qui répond à ces questions. Harari utilise la musique pour développer son idée, mais on peut tout à fait l'adapter au cinéma. 

BEETHOVEN VAUT-IL MIEUX QUE CHUCK BERRY ?

(Extrait de Homo Deus de Yuval Noah Harari)


    Pour être sûr que nous comprenions bien les différences entre les trois branches humanistes, comparons quelques expériences humaines : 


Expérience n°1 : à l'Opéra de Vienne, un professeur de musicologie écoute l'ouverture de la Cinquième Symphonie de Beethoven: - Pa pa pa PAM ! - Alors que les ondes sonores frappent ses tympans, des signaux passant par le nerf auditif arrivent à son cerveau, et la glande surrénale inonde son système sanguin d’adrénaline. Ses battements de cœur s’accélèrent, son souffle s’intensifie, ses poils se dressent sur sa nuque, un frisson lui parcourt l’échine : - Pa pa pa PAM ! -


Expérience n°2 : 1965. Une Mustang décapotable fonce à pleins gaz sur la Pacific Coast Highway qui va de San Francisco à Los Angeles. Le chauffeur, un jeune macho, met Chuck Berry à fond : - Go ! Go Johnny go l - Alors que les ondes sonores frappent ses tympans, des signaux passant par le nerf auditif arrivent à son cerveau, et la glande surrénale inonde son système sanguin d’adrénaline. Ses battements de cœur s’accélèrent, son souffle s’intensifie, ses poils se dressent sur sa nuque, un frisson lui parcourt l’échine : - Go ! Go Johnny go, go, go ! -


Expérience n° 3 : au fond de la forêt humide congolaise, un chasseur pygmée est pétrifié. Du village voisin, il entend un chœur de jeunes filles chanter leur chant initiatique. - Ye oh, oh. Ye oh, eh. - Alors que les ondes sonores frappent ses tympans, des signaux passant par le nerf auditif arrivent à son cerveau, et la glande surrénale inonde son système sanguin d'adrénaline. Ses battements de cœur s’accélèrent, son souffle s’intensifie, ses poils se dressent sur sa nuque, un frisson lui parcourt l'échine : - Ye oh, oh. Ye oh, eh. -


Expérience n°4 : une nuit de pleine lune dans les Rocheuses canadiennes. Un loup au sommet d’une colline entend hurler une femelle en chaleur. - Awoooooo ! Awoooooo ! - Alors que les ondes sonores frappent ses tympans, des signaux passant par le nerf auditif arrivent à son cerveau, et la glande surrénale inonde son système sanguin d'adrénaline. Ses battements de cœur s’accélèrent, son souffle s’intensifie, ses poils se dressent sur sa nuque, un frisson lui parcourt l’échine : - Awoooooo ! Awoooooo !»


De ces quatre expériences, laquelle a le plus de valeur ?


Les libéraux auront tendance à dire que les expériences du musicologue, du chauffard et du chasseur congolais ont toutes la même valeur et doivent être chéries au même titre. Chaque expérience humaine apporte quelque chose d’unique et enrichit le monde d’un sens nouveau. Les uns aiment la musique classique, d’autres le rock and roll, et d'autres encore préfèrent les chants africains traditionnels. Qui étudie la musique doit s'exposer au plus large éventail de genres possible et, en fin de compte, chacun peut aller sur iTunes, entrer son numéro de carte de crédit et acheter ce qui lui plaît. La beauté est dans l’oreille de l’auditeur, le client a toujours raison. Le loup, toutefois, n’est pas humain, et ses expériences sont donc bien moins précieuses. Voilà pourquoi la vie d’un loup vaut moins que celle d’un homme, et pourquoi il est parfaitement admis qu’on tue un loup pour sauver un humain. En fin de compte, les loups ne votent pas dans les concours de beauté et n’ont pas de carte de crédit.


Cette approche libérale se manifeste par exemple sur le disque d’or Voyager. En 1977, les Américains ont envoyé la sonde spatiale Voyager I dans un voyage à travers l’espace. Elle a maintenant quitté notre système solaire, devenant le premier objet artificiel à traverser l’espace interstellaire. Outre le matériel scientifique de pointe, la NASA a placé à bord le disque d’or en question, destiné à présenter la planète Terre aux aliens curieux qui pourraient rencontrer la sonde. Le disque contient toute une série d’informations scientifiques et culturelles sur la terre et ses habitants ; des images et des voix ; et des douzaines de morceaux de musique du monde entier censés constituer un échantillon représentatif des œuvres artistiques terrestres. L’échantillon musical mêle, sans ordre évident, des pièces classiques, dont l’ouverture de la Cinquième Symphonie de Beethoven ; de la musique populaire contemporaine dont le "Johnny B. Goode" de Chuck Berry ; et de la musique traditionnelle du monde, dont un chant initiatique des jeunes Pygmées du Congo. Le disque contient aussi des hurlements canins, mais ils ne font pas partie de l’échantillon musical : ils sont plutôt relégués à une section qui comprend aussi les bruits du vent, de la pluie et des vagues. Le message destiné aux auditeurs potentiels d'Alpha Centauri est que Beethoven, Chuck Berry et le chant initiatique pygmée sont d’un mérite égal, alors que le hurlement du loup appartient à une tout autre catégorie.


Les socialistes conviendront probablement avec les libéraux que l’expérience du loup est sans grande valeur. En revanche, leurs attitudes envers les trois expériences humaines seront très différentes. Un vrai croyant socialiste expliquera que la valeur réelle de la musique dépend non pas des expériences de l’auditeur individuel, mais de son impact sur les expériences des autres et de la société dans son ensemble. Comme disait Mao, "il n’existe pas, en réalité, d'art pour l’art, d’art au-dessus des classes, d’art détaché ou indépendant de la politique". 


« Dans le monde d'aujourd'hui, toute culture, toute littérature et tout art appartiennent à une classe déterminée et relèvent d'une ligne politique définie. Il n'existe pas, dans la réalité, d'art pour l'art, d'art au-dessus des classes, ni d'art qui se développe en dehors de la politique ou indépendamment d'elle. La littérature et l'art prolétarien font partie de l'ensemble de la cause révolutionnaire du prolétariat ; ils sont, comme disait Lénine, "une petite roue et une petite vis du mécanisme général de la révolution". »
— Mao Zedong


S'agissant d’évaluer les expériences musicales, les socialistes mettront donc l'accent sur le fait que Beethoven a écrit la Cinquième Symphonie pour un public d'Européens blancs de la haute société au moment même où l’Europe se lançait dans la conquête de l’Afrique. Sa symphonie reflétait les idéaux des Lumières, lesquels glorifiaient les hommes blancs de la classe supérieure et justifiaient la conquête de l’Afrique comme le "fardeau de l’homme blanc". Les musiciens noirs américains opprimés, feront valoir les socialistes, ont été les pionniers du rock and roll : ils ont puisé leur inspiration dans des genres tels que le blues, le jazz et le gospel. Dans les années 1950 et 1960, il a été détourné par l'Amérique blanche dominante et mis au service du consumérisme, de l’impérialisme américain et du coca-colonialisme. Le rock and roll a été commercialisé par des ados blancs privilégiés qui se le sont approprié dans leur fantasme petit-bourgeois de rébellion. Chuck Berry lui-même s'est incliné devant les diktats du mastodonte capitaliste. Alors qu'il chantait à l'origine l’histoire d'un "garçon de couleur qui s’appelle Johnny B. Goode", Berry a changé les paroles sous la pression des stations de radio blanches, pour parler désormais d’un "gars de la campagne qui s’appelle Johnny B. Goode". Quant au chœur de jeunes Pygmées congolaises, leurs chants initiatiques font partie d’une structure de pouvoir patriarcale qui lave le cerveau des hommes et des femmes pour qu’ils se conforment à un ordre sexuel oppressif. Et si un enregistrement d’un semblable chant initiatique se retrouve jamais sur le marché mondial, il ne sert qu’à renforcer les fantasmes coloniaux occidentaux sur l’Afrique en général et les Africaines en particulier.


Quelle est donc la musique la meilleure ? La Cinquième de Beethoven, Johnny B. Goode ou le chant initiatique des Pygmées ? L'État doit-il financer la construction d’opéras, de salles de rock and roll ou l’organisation d’expositions sur l'héritage africain ? Et quelle musique devons-nous enseigner dans les écoles et facultés ? Eh bien, ne me demandez pas à moi. Adressez-vous au commissaire chargé de la culture du parti.


Alors que les libéraux évoluent sur la pointe des pieds dans le champ de mines que sont les comparaisons culturelles, craignant de commettre un faux pas politiquement incorrect, et que les socialistes laissent au parti le soin de trouver le bon chemin pour traverser ce terrain miné, les tenants de l’humanisme évolutionniste y sautent allègrement, déclenchant toutes les mines et se réjouissant de la pagaille.


Pour commencer, par exemple, par faire valoir que les libéraux et les socialistes établissent une frontière entre eux et les autres animaux, en admettant que les humains sont supérieurs aux loups et, par voie de conséquence, que la musique humaine a bien plus de valeur que les hurlements des loups. Pour autant, l’humanité n’est pas soustraite aux forces de l’évolution. De même que les hommes sont supérieurs aux loups, certaines cultures humaines sont plus avancées que d’autres. Il existe une hiérarchie sans ambiguïté des expériences humaines, et nous n’avons pas à nous en excuser. Le Taj Mahal est plus beau qu’une hutte de paille ; le David de Michel-Ange est supérieur à la toute dernière figure d’argile de ma nièce de cinq ans ; et la musique que composa Beethoven est bien supérieure à celle de Chuck Berry ou des Pygmées congolais. Voilà, c’est dit. Selon les humanistes évolutionnistes, quiconque prétend que toutes les expériences humaines ont chacune la même valeur est soit un imbécile, soit un lâche. Pareilles vulgarités et manque de courage ne sauraient conduire qu'à la dégénérescence et à l'extinction de l’humanité, le progrès humain se trouvant entravé au nom du relativisme culturel ou de l’égalité sociale. Si les libéraux ou les socialistes avaient vécu à l’âge de pierre, ils n’auraient probablement guère vu le mérite des peintures de Lascaux et d’Altamira, et auraient protesté qu’elles n’étaient aucunement supérieures aux gribouillages des Neandertal."

 

Homo deus est un must read. Comme son précédent, Sapiens.

En écho à cette question du jugement porté sur les oeuvres, regardez cette animation du "New York Times" qui concerne le cinéma, food for thought : What Makes a Movie the Greatest of All Time?






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