Grands et petits récits - Julien Lilti (Hippocrate, Germinal...)

        Dans une vidéo passionnante du Groupe Ouest - Y a-t-il une éthique du scénariste ? avec François Jost. Sémiologue (visible en fin de ce post) - le scénariste Julien Lilti (Hippocrate, Germinal) explique la manière dont les récits ont évolué depuis les années 60. Selon lui, nous sommes passés des grands récits, des histoires épiques structurant la société, à des récits davantage centrés sur l'individu, une évolution observée dans la Nouvelle Vague ou le Nouveau Roman. Il fait également un lien avec le récit politique actuel et interroge la notion d'éthique en scénario. Voici un extrait :

Dans les années 60, nous avons assisté à la fin des grands récits épiques, que ce soit dans le cinéma Nouvelle Vague ou dans le mouvement du Nouveau Roman. Les grands récits collectifs ont laissé place progressivement aux petits récits, qui se concentrent sur l'intime et l'individu.
 
Nous pouvons observer cette évolution des récits dans le domaine des séries : nous sommes passés de policiers traitant de grandes affaires à ceux qui se concentrent sur les affaires locales et la vie personnelle des personnages. Par exemple, Columbo avait une femme, mais nous ne la voyions pas.
 
Dans un autre domaine, celui de la politique, nous avons vu l'avènement du storytelling, jusqu'aux fake news et aux récits complotistes.
 
La société est devenue individualiste. Nous avons grandi à une époque où il semblait qu'un seul des grands récits avait triomphé, celui de l'individu et du libéralisme, et cela a entraîné une vague de récits américains. Par exemple, même aujourd'hui, les récits de super-héros continuent de prédominer. Ils mettent en scène un homme providentiel à qui des super pouvoirs ont été offerts par la providence, et qui a pour mission de sauver le commun des mortels qui ne possède aucun pouvoir et ne doit pas ambitionner de changer le monde dans lequel il vit. Il est évident que ces récits sont encore très répandus, notamment du point de vue commercial.
 
Les groupes humains ont toujours eu besoin de récits, de grands récits qui structurent leur perception du monde et leur apportent du sens. En tant que scénaristes, nous essayons de revenir à des récits plus collectifs, voire épiques parfois, abordant des problématiques politiques contemporaines telles que l'écologie ou la collapsologie.

D'où viennent ces notions de grands et petits récits ?

Il ne s'agit pas d'un jargon technique propre aux scénaristes, mais d'une manière de distinguer deux types d'histoires qui trouve sa source dans les théories postmodernes des années 60. 

Quand on applique ces termes au cinéma, on parle de "grands récits" en faisant référence aux blockbusters à portée universelle. Ces films qui s'inspirent des structures mythiques. "Le Seigneur des Anneaux" ou des séries comme "Game of Thrones" par exemple. Ce sont des histoires épiques avec un vaste ensemble de personnages, des enjeux colossaux et des thèmes universels tels que la lutte entre le bien et le mal. Le cinéma américain hollywoodien, un cinéma de genre, s'est construit sur les grands récits. Ces récits sont grandioses, ambitieux et traite de grands thèmes globaux. Ils aspirent à la légende.

"On est dans l'Ouest ici. Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende!"
 
Les "petits récits" sont des histoires plus intimes et personnelles qui se concentrent sur quelques personnages et leurs défis quotidiens. Un bon exemple est la série "Normal People" ou le film "Lost in Translation". Ces récits sont souvent minimalistes et ancrés dans la réalité, proches de nos expériences quotidiennes.



La théorie postmoderne 


Dans la théorie postmoderne, "grand" et "petit" récits ont une signification plus large. Voici comment le philosophe français Jean-François Lyotard définit ces notions :
 
Les "grands récits" ou "méta-récits" désignent des idéologies ou des systèmes de pensée universels prétendant expliquer et organiser toute l'histoire humaine et la connaissance. Ces récits peuvent inclure le christianisme, le marxisme, la science moderne, le progrès, etc. Ils sont considérés comme des structures de pouvoir dominantes qui façonnent notre compréhension du monde.
 
Les "petits récits" désignent des histoires ou des perspectives spécifiques à des individus ou à des groupes, qui ne prétendent pas avoir une portée universelle. Ils peuvent inclure les récits de groupes marginalisés, de minorités, d'individus, etc. Les petits récits sont souvent en contradiction avec les grands récits et peuvent servir à remettre en question, à subvertir ou à critiquer les idéologies dominantes.
 
Lyotard politise ces récits. Selon lui, dans la société postmoderne, les grands récits ont perdu de leur pouvoir et de leur crédibilité. Il soutenait que nous devrions plutôt nous concentrer sur les petits récits, qui permettent une plus grande pluralité de voix et de perspectives, favorisant ainsi une approche plus critique et relative de la connaissance et de la vérité.

Jean-François Lyotard

Une réconciliation possible ?

N'y a-t-il pas un type d'histoire susceptible de réunir ces deux notions ? Je me plais à le penser. En tout cas c'est ce que j'essaye de faire dans mes scénarios. Faire résonner une histoire très particulière, individuelle, émotionnelle avec une histoire plus large impliquant un système qui peut avoir, parfois, une prétention universelle. Montrer les contradictions que cela implique. Montrer les tentatives des personnages pour sortir d'eux-mêmes malgré le poids des déterminismes et des identités, pour se connecter à un ensemble plus large. Interroger ce point de contact, peut-être utopique, entre la petite et la grande histoire.

À ces deux histoires, Jacques Audiard en ajoute une troisième : 
"On sait qu'on tient le film quand on a trouvé les trois histoires: la grande, la petite et l'histoire du cinéma." - Jacques Audiard


 

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En bonus, voici trois remarques très pertinentes de Julien Lilti pour faire avancer la réflexion que nous sommes nombreux à mener sur la culture du scénario en France :


Auteur "égocentré" versus auteur "pluriel"
L'avènement des séries et la notion de collectif n'ont pas annihilé la notion d'auteur. Il y a une tendance à considérer l'auteur comme un individu et le message comme forcément individuel. Cependant, il est également important de reconsidérer la dimension collective. Il n'est pas nécessaire de galvauder le message en cherchant un consensus. Le message collectif peut être considéré comme le message d'un auteur.
 
Nécessité d'une réappropriation de notre artisanat
"Scénariste" est un métier qui nécessite un apprentissage et une exploration continus, et qui est susceptible de changer considérablement. Même si nous le réduisons simplement à la notion de créer des histoires captivantes pour plaire au public, cela implique une notion de résistance. En effet, les outils de la narration ont été complètement récupérés par la publicité, le commerce et la politique. Il existe une forme de maîtrise absolue et cynique de ces outils lorsqu'il s'agit de les utiliser pour manipuler les consommateurs ou les foules. Alors pourquoi, nous, qui utilisons les mêmes outils, ne serions-nous considérés comme purs que si nous les ignorions, si nous écrivions de manière presque instinctive ? Je pense que c'est tout le contraire. Nous essayons en France de revenir sur cette tendance, sans pour autant rejeter ce qui a été positif dans les décennies précédentes. Non, il faut analyser, connaître et comprendre ces outils pour les utiliser de manière éclairée. Nous devons résister avec nos armes, sinon nous sommes déjà perdants.

L'éthique du scénariste
Peut-il y avoir une éthique du scénariste autre que celle d'écrire de bonnes histoires et de jouer avec l'esthétique de la narration ? Il me semble que oui. Chacun doit se positionner. C'est une question profondément politique et donc personnellement engagée que de chercher à se positionner par rapport à ces grands enjeux. Pour moi, l'éthique du scénariste consiste à essayer de répondre à une question vertigineuse: que faire dans un monde où la vérité est perdue, où tout semble mensonge, où nous sommes submergés par des récits à dimension commerciale ou visant à "vendre" un homme politique ? Comment utiliser les mêmes mécanismes pour offrir des récits plus sincères, plus honnêtes.

 



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