Politiques du cinéma et de la TV, le point de vue américain - Tony Tost (The terror, Longmire, Damnation...)

Politiques du cinéma et de la télévision, angles morts et directives tacites  

Le but n'est pas de "vendre votre scénario". C'est de l'utiliser pour avoir accès à un système fermé. 


Ceci est un post sur l'artisanat du scénario, dans lequel je conseille aux scénaristes outsiders qui n'ont pas de relations avec l'élite du cinéma d'utiliser les angoisses d'Hollywood concernant ses innombrables comportements problématiques comme point d'appui pour écrire un scénario qui sera remarqué.


Je ne vais pas ici vous inciter à préférer un positionnement politique plutôt qu'un autre. Et je ne suis pas particulièrement curieux de savoir quelle est votre opinion. Si nous prenions un verre, peut-être que nous en discuterions : face à face, deux êtres humains avec leurs histoires personnelles et leurs opinions sur le fonctionnement du pouvoir et leurs idées sur la façon dont le monde pourrait aller mieux. Mais sur internet ? Les échanges politiques fructueux et mutuellement enrichissant en ligne sont impossibles.


Mais au cas où il serait important pour vous de connaître mes opinions politiques avant de lire ce papier, je vous les expose très vite ici, en précisant que je pense que le langage politique actuel est défaillant : je suis plus ou moins un copain de Bernie. Mes parents étaient les concierges de mon école primaire à la campagne. Ils étaient aussi président et secrétaire de leur syndicat quand j'étais gosse. Donc, pour le meilleur ou pour le pire, j'ai tendance à voir le problème de la classe sociale en premier, ce qui n'est probablement pas surprenant de la part d'un fils blanc hétéro dont les parents sont fortement pro-travail. Mais comme je ne suis pas intéressé par vos opinions politiques, je vais vous rendre la pareille en évitant de m'étendre sur les miennes.

 

De plus, il s'agit d'un post sur les aspects pratiques de l'écriture de scénarios. Plus précisément, mon blog a pour but de démystifier le métier de scénariste pour ceux qui veulent l'exercer. Surtout pour ceux qui n'ont pas encore accès aux bons réseaux, les réseaux élitaires du cinéma et de la TV. C'est-à-dire, les outsiders.

 

J'essaie donc de transmettre certaines choses que j'ai apprises en termes d'écriture de scénarios. Mais j'essaie aussi de transmettre ce que j'ai appris sur le système dans lequel les scénarios sont remarqués ou non.

 

Le milieu du cinéma et de la télévision est hautement politique. Mais pas seulement de la manière dont il se présente dans les communiqués de presse et lors des remises de prix. C'est un monde politique à la manière d'un collège ou d'un lycée. Hollywood est une petite communauté repliée sur elle-même, construite sur les relations et les réputations. C'est aussi, me semble-t-il, un monde composé principalement de libéraux blancs issus de milieux et de réseaux privilégiés (milieux intellectuels et grandes écoles).

 

Il est possible que ce soit mon identité, ma culture, qui m'aient amené à interagir principalement avec des libéraux blancs de milieux privilégiés au cours de ma carrière. Ceci dit, je n'ai pas vu beaucoup de contre-exemples suggérant que mon expérience est faussée.

 

Bien sûr, tout cela est en train de changer. Je le pense. Du moins, la rhétorique change. Mais les systèmes et structures réels changent-ils vraiment ? S'ils changent, c'est lentement et par degrés. Je dirais que j'espère que tout cela est en train de changer. Ce que je veux dire, c'est qu'en raison de leurs privilèges relatifs, les décideurs dans le cinéma et la télé ont beaucoup d'angles morts. Ce n'est pas nécessairement un jugement. Moi aussi j'ai mes angles morts privilégiés. Je suppose que c'est le cas de tout le monde.

 

Ce qui est intéressant, c'est qu'à Hollywood, je pense que beaucoup de ces angles morts sont auto-renforcés par des boucles rétroactives en vase clos. Tout le monde s'inquiète de ses angles morts précédents. Mais si vous vous vous concentrez en priorité sur un vieil angle mort, vos autres points aveugles sont renforcés, il me semble.

 

Je pense qu'un énorme angle mort à Hollywood est la question de la classe sociale. Je parle ici de la façon dont les gens de l'industrie pensent qui embaucher, quelles histoires raconter, et qui est le public. Et je pense que, dans l'ensemble, cela signifie que les travailleurs modestes sont les grands oubliés. Par classe, je n'entends pas seulement les vieux blancs grisonnants qui radotent sur Trump dans un restaurant du Nebraska. Je veux dire les gens de condition modeste de n'importe quelle origine, couleur de peau ou orientation sexuelle.



Hollywood ne voit tout simplement pas les petits travailleurs. Pire encore, Hollywood ne sait pas qu'il ne les voit pas. Si les décideurs du cinéma et de la télévision faisaient un film sur leur vie quotidienne, les rôles parlants seraient tous à des gens riches, des gens qui ont des emplois "importants" comme médecin, avocat ou politicien, des criminels, des flics et tous ceux qui ont une arme, des puissants d'un genre ou d'un autre. Tous les petits travailleurs, les gens ordinaires - quelle que soit leur identité sociale ou leur histoire personnelle - seraient des acteurs de second plan silencieux. Des figurants qui entrent et sortent des scènes en nettoyant les sols, en livrant les courses, en réparant les routes, etc. sans dire un mot pendant que les acteurs principaux bien habillés vivent leurs petites aventures dramatiques.

 

Je n'écris pas pour reprocher à Hollywood cet angle mort (du moins pas cette fois). J'écris pour essayer d'aider les outsiders qui vont bientôt travailler comme scénaristes à voir un peu plus clairement l'industrie dans laquelle ils essaient de percer. Pour autant que je sache, le milieu du cinéma est un système fondé sur les privilèges, les relations et la légitimité, qui se prend pour une méritocratie. C'est une industrie qui ne semble jamais se demander pourquoi - à quelques exceptions près - seules les personnes issues de milieux privilégiés semblent pouvoir y accéder. Pour la même raison qu'ils ne se demandent pas pourquoi les figurants en arrière-plan ne se mettent pas soudainement à parler à Kevin Spacey ou Armie Hammer pendant une grande scène dramatique. Ils ne voient que ce qu'ils cherchent.

 

Donc si vous êtes un scénariste qui essaye de développer sa carrière, vous devez vous débrouiller avec cet état de fait. C'est une industrie qui a sa part de monstres. Ceci dit, d'après mon expérience, elle est surtout composée de gens vraiment décents qui essaient de poursuivre leur carrière et d'être à peu près décents en le faisant. La plupart du temps.

 

Mais c'est aussi un secteur où la pression des pairs a un pouvoir énorme. Où l'anxiété au jour le jour est inimaginable, surtout pour ceux qui n'ont pas le privilège de s'enfermer dans une pièce et d'écrire en attendant leur prochaine échéance financière (avec un peu de chance) si leur projet actuel n'échoue pas.

 

J'ai le sentiment que ce système est intrinsèquement injuste. Au fond, je soupçonne que la plupart des producteurs, des cadres de studio ou de chaîne, et des agents ne prennent pas de décisions au jour le jour dans le but d'élargir l'audience de leurs projets. Ou même pour gagner davantage d'argent. Je veux dire, ils disent aux autres que c'est leur objectif. Et probablement qu'ils se le disent à eux-mêmes. Mais je pense que la plupart des producteurs, des cadres, et des agents prennent avant tout des décisions dans le but d'impressionner d'autres producteurs, cadres et agents. (Je pense aussi que la plupart des scénaristes écrivent pour impressionner d'autres scénaristes, que la plupart des acteurs jouent pour impressionner d'autres acteurs, etc.)


Si un responsable de studio devait choisir entre donner son feu vert à un projet qui pourrait rapporter 10 millions de dollars et un projet qui lui permettrait d'être invité à de meilleurs dîners dans des cercles plus huppés, je pense qu'il donnerait son feu vert à ce dernier projet à peu près à chaque fois.



Qu'est-ce que cela a à voir avec vous et moi ? Tout dépend de la façon dont nous - ou nos scénarios - nous situons à l'intérieur ou hors de ces angles morts. Et non, il ne s'agit pas d'un genre de discours sur la difficulté soudaine qu'ont les types blancs comme moi à trouver du travail. Je suis un homme blanc d'âge moyen qui écoute de la musique country, porte des chemises de catcheurs et conduit un pick-up. Et je n'ai jamais été aussi occupé dans ma carrière.

 

Tout ce que je veux dire, c'est que, dans l'ensemble, le milieu du cinéma, en tant que système, n'est pas très à l'aise avec la façon dont il a traditionnellement traité ceux qui n'étaient pas eux, des hétéros blancs. Certaines personnes pourraient penser que le milieu du cinéma poursuit une sorte d'agenda politique hypocrite et moralisateur. D'autres pourraient penser que le milieu du cinéma est sur la bonne voie pour améliorer le monde en offrant une meilleure représentation des personnes issues de minorités.

 

L'un ou l'autre, ou les deux, pourraient avoir raison. Mais j'ai tendance à penser qu'Hollywood est surtout effrayé parce qu'il se voyait comme un phare du progrès, mais qu'il a récemment dû faire face à une tonne de ses propres tares et comportements horribles. Et le milieu n'est pas tout à fait sûr de la bonne manière de réagir. Mais il veut faire quelque chose. Il veut désespérément se sentir à nouveau dans la position du phare de progrès. (Peut-être parce que, à part l'argent, se sentir comme un prescripteur de progrès est ce qui rend les pressions et les angoisses d'une carrière dans ce milieu supportables pour beaucoup).

 

Si vous êtes un scénariste pas encore identifié, voici l'état du secteur - de mon point de vue très limité - dans lequel vous essayez actuellement de pénétrer. C'est un secteur qui essaie de compenser certains de ses angles morts et de ses mauvais comportements persistants, tout en essayant aussi de cultiver le prestige et/ou la coolitude. Le tout en essayant de faire de l'argent.

 

Je ne sais pas combien de temps cette situation va durer. Mais cela m'amène à un conseil pratique, sur lequel vous pouvez agir. Si vous essayez de sortir du lot, considérez peut-être ces trois directives largement tacites qui, je viens de le suggérer, guident les actions des gens de pouvoirs dans le cinéma de nos jours :

 

1) faire de l'argent

2) cultiver le prestige ou la "branchitude"

3) compenser les angles morts et les mauvais comportements du secteur.

 

Je vais essayer d'illustrer mon propos par un exemple.

 

Imaginez que vous êtes un jeune responsable de studio apportant un scénario à votre patron, dans une ville qui fonctionne sur la réputation et les relations. Si le mieux que vous pouvez dire d'un scénario est "Je pense qu'il va rapporter de l'argent", dans la version actuelle de l'industrie, vous risquez d'être considéré comme quelqu'un de vulgaire.

 

Si la meilleure chose que vous pouvez dire est "Je pense que c'est un très bon scénario et/ou cool", alors vous prenez le risque de tout miser sur votre goût. (Or, si votre patron ou vos pairs pensent que le scénario est prétentieux ou facile, alors votre valeur en tant que prescripteur de goût s'effondre. Et si votre patron ou vos pairs pensent que le scénario est "problématique politiquement", alors vous risquez d'avoir l'air de faire partie des méchants, ou d'être un vestige de l'ère toxique que le système tente anxieusement d'abandonner, et les gens ne voudront pas travailler avec vous).

 

Mais si la meilleure chose que vous pouvez dire est "Je pense que ce scénario aborde un problème de société important" - surtout s'il s'agit de l'un des innombrables problèmes sociaux sur lesquels le milieu a récemment été attaqué - alors vous serez vu comme un progressiste consciencieux. Vous serez celui qui va dans le sens du rétablissement de l'équilibre et de l'ordre social justes. Vous serez vu comme un mini phare du progrès. En plus, vous ne risquerez pas votre réputation de faiseur de goût. Au pire, vous serez un jeune cadre bien intentionné dont le cœur est au bon endroit, mais qui manque de pragmatisme.

 

En tant que scénariste, vous voulez que votre scénario soit remarqué par de véritables acteurs de l'industrie afin de pouvoir développer vos relations. Dans le tableau que je viens d'esquisser, quelle est la directive tacite qui, selon vous, vous donnera le plus de chances d'y parvenir dans le contexte actuel d'anxiété du cinéma ?

 

D'un point de vue pratique, si un scénario d'un auteur pas encore identifié par le milieu est perçu comme répondant à la directive tacite n°3, il a de bonnes chances d'être remarqué. Peut-être parce qu'un tel scénario flatte ceux qui le font circuler. "Voici une histoire que vous et moi, en tant que phares du progrès, devons partager avec les masses non averties."

 

Mais voilà : en tant que scénariste outsider, je pense que vous devez faire plus qu'adresser cette troisième directive. Votre scénario doit probablement être perçu comme accomplissant deux des trois directives tacites.

 

Dans les époques précédentes, vous pouviez peut-être vous imposer avec un scénario qui promettait d'accomplir soit la directive n°1 (faire de l'argent), soit la directive n°2 (cultiver le prestige ou la coolitude). Si votre scénario était considéré comme faisant les deux, alors vous aviez vraiment quelque chose.

 

Je pense que dans les époques précédentes, les décideurs voulaient également aborder les questions sociales, mais avec une différence : les époques précédentes étaient plus sûres de leur image de phare du progrès. Il n'y avait pas les récents scandales en cascade, donc les décideurs de ces époques n'avaient pas la même anxiété écrasante de se prouver à eux-mêmes et aux autres qu'ils ne faisaient pas partie des méchants. Donc, si vous pouvez donner à votre lecteur professionnel - un assistant, un chargé de développement ou un jeune cadre - des munitions pour aller dans le bureau de son patron et lui dire : "J'ai un scénario qui traite du scandale industriel de la semaine dernière, mais c'est aussi une histoire d'horreur super forte, donc il y a un public potentiel pour ce scénario", alors vous rendez un bien plus grand service à votre carrière de scénariste que si vous aviez juste un scénario qui traite du scandale industriel de la semaine dernière (choisissez-en un) OU qui est juste une histoire d'horreur super forte.

 

De même, si vous écrivez un scénario dans lequel ce jeune cadre peut dire "ce scénario a des personnages fascinants, une voix et un ton délicat, mais il propose également un grand rôle principal pour [choisissez n'importe quelle identité minoritaire que le cinéma a systématiquement ignorée et/ou stéréotypée pendant des décennies]", alors une fois encore, vous donnez à ce jeune cadre de bonnes munitions. Vous lui donnez une protection : même si le patron n'aime pas le scénario, il appréciera probablement le processus de réflexion de son employé. C'est donc moins risqué.

 

C'est une chose d'écrire un bon scénario. C'est une autre chose d'écrire un bon scénario qui peut réellement circuler dans le système actuel.

 

Si votre scénario ou votre histoire n'aborde pas du tout un sujet social brûlant, ou si vous n'avez aucun intérêt à le faire, c'est très bien aussi, évidemment. C'est votre scénario. Mais je vous suggère alors d'essayer d'écrire un scénario qui pourrait potentiellement rapporter de l'argent ET qui apporte aussi du prestige ou de la "branchitude". Encore une fois, choisissez deux des trois critères. Parce qu'à moins que votre oncle ou votre cousin n'ait déjà du pouvoir dans l'industrie, le fait d'appliquer l'une de ces trois directives tacites ne vous permettra probablement pas d'attirer l'attention de nos jours.

 

Tant que vous n'avez pas été un minimum exposé, le système ne vous voit pas. Pire encore, le système ne sait pas qu'il ne vous voit pas. Une partie de votre travail, d'un point de vue pragmatique, est donc de devenir visible. Je dirais que, si vous êtes un outsider qui essaie de vraiment percer, le travail numéro un de votre scénario est de vous rendre visible. Pour que vous ne soyez plus un figurant et que vous puissiez avoir un vrai rôle parlant.

 

Ceci dit, si vous décidez d'écrire un scénario qui traite d'un angle mort du cinéma - qu'il s'agisse d'identités sous-représentées, de groupes sociaux ou de comportements toxiques - ne le faites pas avec cynisme. Il doit s'agir d'une histoire à laquelle vous croyez, et pour laquelle vous pensez sincèrement être le mieux placé pour la raconter. Parce que votre scénario devra être excellent. Et s'il est suffisamment bon pour obtenir des rendez-vous, vous devrez également expliquer de manière crédible pourquoi vous êtes la bonne personne pour raconter cette histoire. Parce que vous devez cultiver de solides relations de travail pour développer votre carrière.

 

Ce que je suggère n'est pas un raccourci. Ce que j'essaie d'offrir, c'est un simple instantané de la façon dont les scénarios gagnent en valeur dans l'industrie actuelle, du moins telle que je la vois. Croyez-moi ou non. Agissez en conséquence ou non. Mais maintenant vous savez au moins comment un scénariste en activité voit le moment politique actuel dans l'industrie, les angoisses uniques et peut-être les opportunités qui y sont liées.

 

Source : https://practical.substack.com/people/7134601-tony-tost). Blog de Tony Tost. Allez-y, il y a d'autres articles sympas. Celui-ci est traduit avec son accord.


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