L'identité du scénariste : réconcilier l'artiste et l'artisan.

Dans le cinéma français, le scénariste reste souvent dans l'ombre, éclipsé par les noms des réalisateurs. Mais qui est vraiment ce créateur de l'ombre, cet auteur essentiel du septième art ?

En France, dans le milieu du cinéma, le système a tendance à "invisibiliser" votre apport artistique au scénario du film, en vous définissant comme un "acoucheur" du réalisateur "cinéaste". Il faut savoir qu'en France, 95% des scénarios de films sont co-écrits par des auteurs-réalisateurs. Si vous voulez écrire de A à Z un scénario de film, il va falloir sérieusement vous accrocher pour que le film soit produit. Car il vous faudra trouver la ou le réal qui accepte de ne prendre en charge "que la réalisation du film".

Dans le monde anglo-saxon, la liste des duos scénariste d'un côté, réal de l'autre est longue. On peut citer Paul Schrader et Martin Scorsese, Paul Haggis et Clint Eastwood, Paddy Chayefsky et Sidney Lumet, William Goldman et Alan J. Pakula, Andrew Kevin Walker et David Fincher, Callie Khouri et Ridley Scott, Liz Hannah et Steven Spielberg, Eric Heisserer et Denis Villeneuve... Dans ces duos, la ou le scénariste a pensé en amont le film. Il est allé au bout de sa vision sur la page. Dans un second temps, quand le réalisateur arrive, ce dernier entre dans l'univers du scénariste et la vision originelle se transforme. Le film devient une création commune, dans une relation créative vertueuse.

Le réalisateur Sydney Lumet explique bien cette idée de co-création scénariste-réal ici. Ou David Fincher ici

Dans le cinéma français, on trouve rarement ce type de duo. Récemment, on peut citer les co-auteurs du film La nuée, Jérôme Genevray, Franck Victor et Just Philippot. Ou Benjamin Dupas et le réalisateur Emmanuel Hamon pour le film Exfiltrés. Ce duo est très inspirant aussi: Sabrina B. Karine et Léo Karmann, ils parlent de cette relation vertueuse à cultiver entre co-auteurs dans Secrets de scénariste

Depuis quelques années, c'est à la TV ou sur les plateformes que vous pourrez aller au bout de votre vision en tant qu'auteur de scénario si vous devenez créateur de série.

Mais avant la quête d'une légitime reconnaissance artistique, vous devez acquérir une connaissance pointue de votre métier de scénariste, la dimension artisanale, que certains réalisateur.ices viennent chercher chez un co-scénariste car eux-mêmes ne maîtrise pas l'art du récit.

Or, cette expertise qu'on acquiert au fil des années est  fondamental dans l'acte de création. Quand on lui demande ce qu'il faut pour être un artiste, voilà ce que James Gray dit :

Qu'est-ce qui fait un artiste ? Je pense que la chose à laquelle il faut aspirer en priorité est de devenir un très bon artisan. Je pense que si vous maîtrisez votre artisanat, l'art suivra. L'art est l'expression unique de l'état d'âme du créateur et plus vous pouvez transmettre cela clairement, plus vous le pouvez le faire de manière émotionnelle, meilleur artiste vous êtes.

De plus, votre expertise justifie en grande partie la rémunération d'amont, la rémunération du travail d'écriture (différente de la rémunération d'aval, les droits de diffusion qu'une OGC vous fera remonter s'il y a des diffusions TV. Un "bonus" très limité pour les scénaristes de cinéma).

En vérité, l'art et l'artisanat ne vont pas l'un sans l'autre. Ils sont les deux faces d'une même pièce.

Séparer les deux, comme on le voit trop en France, explique beaucoup des fractures qui existent dans le milieu des scénaristes en France. 

C'est ce qui peut expliquer le fait que les scénaristes français n'arrivent pas à s'unir. Le système pousse certains à défendre corps et âme leur rôle d'"accoucheur" au service d'un.e cinéaste qui signera le film du crédit "Un film de" (le "vanity credit") au lieu de "réalisé par" D'autres scénaristes luttent pour le respect de leur statut de co-créateur de l'oeuvre. Mais le système ayant institutionnalisé la domination de l'"auteur-réalisateur", l'intelligentsia a du mal à légitimer ces créateurs qui sont largement invisibilisés.

Tant que cette fracture ne sera pas résolue, les scénaristes auront du mal à défendre et promouvoir leur métier sérieusement.

Les scénaristes français ont besoin d'une identité commune intégrant les deux dimensions d'artiste et d'artisan. Un récit commun qui transcende les oppositions. On s'en approche, mais la route est encore longue.

Deux conseils :

  • Ne vous laissez pas intimider si - dans le cinéma notamment - on tente de délégitimer votre apport créatif (effacement des génériques des films, oublis de citation dans la presse, non-invitations aux avant-premières, c'est systémique au cinéma, une conséquence de la "politique des auteurs") en vous refusant symboliquement le statut de co-créateur du film sous prétexte que vous seriez un simple "accoucheur d'un cinéaste" ou un "technicien de l’écriture".
  • Ne laissez personne vous dire que votre travail ne mérite pas une juste rémunération car il n’aura de valeur que si l’oeuvre existe un jour. Votre temps et votre expertise, les dizaines d'années passées à améliorer votre métier, ont une valeur en soi. Vous êtes un artisan. Vous fournissez un travail, on doit vous rémunérer pour ça. Le bonus qui tombera si le film est diffusé à la TV, ce qui n'est jamais assuré au cinéma, rémunère autre chose : l'oeuvre finie dont vous êtes le co-auteur.
Le conflit interne du scénariste dans le système français :
(Extrait d'un audit anthropologique sur le métier de scénariste réalisé par La Guilde française des Scénaristes en 2018)


Pour creuser le sujet du rapport entre art et artisanat, cet article de sociologie est intéressant: 
Réconcilier l'art et l'artisanat. Une étude de l'artisanat d'art.




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